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« _ M’sieur, on est en quoi là ? J’ai oublié : vous êtes prof de quoi déjà ?
_ Mfffffff ffffffnnnnnn !
_ Quoi ? »
Butin de masque. Je le savais. Je le savais que j’allais galérer au niveau de l’élocution. J’annonçais de l’Histoire-Géo, mais ma bouche ne proposait que d’épars borborygmes post-chirurgicaux.
NB : Pour la clarté de cette chronique, il a été décidé de la doubler entièrement en français.
« Bon, les gars, je vois que les choses sont bien organisées. Vous êtes en demi-groupe là, début de l’alphabet, c’est ça ? »
On me répond que non. Qu’il devrait y avoir tout le monde. Mes 28 Premières MELEC (Futurs électriciens pour les non initiés). Non mais attendez : personne ne doit se toucher, la salle de classe a été entièrement repensée avec des distances de sécurité. C’est simple : il peut y avoir des élèves un peu partout. Un champ de mines. Même une chaise et un bureau sur l’armoire au fond. Pour le gars qu’on punit car il a pas son livre. Non je veux dire son masque.
Les masques, on en parlera après. Soyons rigoureux : il faut faire l’appel.
_ Sandro ?
_ Il a dit le métro, c’est un nid à coro. Il a dit « Tant j’ai pas un poney, j’viens pas en cours. » Et ses parents, ils veulent pas pour le poney.
_ Enzo ?
_ Il a dit, il tient trop à son grand pépé paternel pour venir, cause du coro, qu’ici c’est un danger.
_ Mais son pépé, il était pas déjà mort l’année dernière ?
_ Non, c’est un autre pépé paternel.
_ Lorenzo ?
_ Il a dit il a déjà son BEP, il s’en fout il vient pas.
_ Luciano ?
_ Il a dit il a déjà raté son BEP, il s’en fout il vient pas.
Bon. Je suppose que Killian, qui n’est pas venu de l’année, est absent. Quand soudain une voix résonne dans la salle et clame un PRÉSENT. Mais Killian ? Quelle joie ! Mon jeune phobique scolaire, mais tu as pris sur toi pour…
Voilà. Bien résumé. J’avais 10 élèves.
Revenons à nos masques : chaque élève a le sien et un petit flacon de gel. Ce qui est bien, c’est que les élèves ont tout de suite customisé leur protection. Je pouvais lire du « allez l’Om », « On va tous crever », « le covid j’le n... » ou encore le bas du visage grimaçant d’un zombie. Pas mal. Quant au gel, tout le monde s’en passe toutes les 5 minutes, en mode autobronzant. Entre les vapeurs et les bruits de fausses flatulences, je vais vraiment apprécier ce retour en classe. Tout a été soigneusement édifié pour que je retrouve ma toute puissance éducative.
« _ Sortez donc vos classeurs, nous allons parler des pôles de puissance. »
La classe me regarde, éberluée.
Ah. Apparemment je ne suis pas dans le bon tempo. Je demande donc à l’assistance de quoi ils veulent parler : Covid, confinement. De ce qu’on a fait quand on était enfermés en fait !
Le problème étant que je savais déjà ce que la plupart avait fait, après les avoir eus par mail, par texto, par vocal, par visio, par visiovocal pendant 7 longues semaines. Je pouvais me risquer à demander à Ryan s’il avait enfin changé de caleçon, puisque nous étions pratiquement tous intimes.
J’allais surtout devoir faire le SAV, Service Après Virus, en répondant à toutes leurs questions les plus saugrenues. On allait passer des pôles de puissance aux folles. Et aux nuisances.
« M’sieur, que pensez-vous du rejet par les institutions européennes des corona bonds ? »
Ah oui. J’oubliais les gars biberonnés à BFM TV en mode intraveineuse.
Note pour plus tard : se renseigner sur ce qu’est un corona bond.
Nous commençons donc un débat post-confinement, très largement gérable à 10 MELEC, surtout qu’ils sortent un par un toutes les 10 minutes : la récréation est réglementée et programmée. Chaque élève a droit à ses 15 minutes. Mais seul. Dans la cour. Un moment d’intense introspection somme toute nécessaire. Qui se finit en général par le même cri de guerre : « Le virus, on t’***** ! ». Ça ne rimait pas, mais on était en guerre après tout. Le CPE surveille ça de loin, appliquant les gestes barrières. De toute manière, aucun élève ne veut serrer la main du CPE.
Le cours se passe à ravir, enfin le truc. Mais les bambins s’inquiètent de la suite :
« Elle est là Madame Anglais au fait ? »
Oui. Elle est là. Pas évident de la reconnaître car elle avait opté pour une tenue de cosmonaute achetée par correspondance. Elle ne salue personne et nous demande d’un ton impérieux de ne pas l’approcher. La peur se lit sur son visage. Une peur toute anglophone. Un autre est venu avec un casque intégral, je ne savais pas qui c’est. Je n’ai salué que ma camarade prof de français Fanny, qui portait le masque de chez Décat’.
Voilà mon heure touche à sa fin, il va donc falloir attendre une heure le temps de tout désinfecter avant d’accueillir mon autre groupe, pardon mon autre classe. Le temps de potasser sur les corona bonds.
Je me sentais bien. Je me sentais bien plus utile que chez moi à compter les carreaux de ma salle de bain. Je sentais qu’à travers moi, les jeunes reprenaient confiance, étaient heureux de se retrouver.
Je relançais le pays. Et ça, ça n’avait pas de prix.
Frédéric Lapraz
Dit « Monsieur Z »
Sévissant sur FB Zarp In Lep et Insta @Zarpinlep
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