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Aziz Jellab est docteur en sociologie et en sciences de l’éducation, et professeur des universités à l’INSHEA (Université Paris Lumières). Ses recherches de terrain portent notamment sur l'enseignement professionnel, la réussite des élèves et l'éducation prioritaire. Dans cette interview, il revient sur les spécificités du lycée professionnel, nous détaille son fonctionnement et l'impact que ce choix d'orientation peut avoir sur l'émancipation des élèves.
Aziz Jellab : Ce qui est intéressant quand on parle de l'image de lycée professionnel, c'est qu'elle contraste souvent avec l'image qu'en donnent les élèves eux-mêmes et qu'en donne le personnel. D'un côté, on a toujours cette image prédominante d'un lycée qui n'est pas exactement le même que les autres, que les élèves rejoindraient par défaut, qui finalement n'accueillerait que des élèves en difficulté scolaire... Et de l'autre côté, quand on interroge les élèves et les enseignants et qu'on observe ce qui se fait au quotidien, on est loin de ce tableau. Ce qui amène à une question de fond : d'où vient cette dévalorisation du lycée professionnel ?
L'histoire nous enseigne qu'en France, l'école a toujours été perçue et définie comme quelque chose de sanctuarisé, de fermé sur le monde. Donc, ce qui est de nature à ouvrir l'école sur le monde, notamment économique, a souvent été un peu disqualifié. Ceci explique en partie pourquoi le lycée professionnel, qui a cette particularité d'être en lien avec les milieux professionnels, soit un peu dévalorisé.
Dès le Moyen-Âge, on opposait en France ce qu'on appelait les arts libéraux et les arts mécaniques : les arts libéraux, c'est le savoir, c'est la culture, c'est l'abstraction. Alors que les arts mécaniques, c'était le métier, c'était apprendre à devenir artisan. Ceci a conduit à cette opposition que je trouve excessive et qui, de mon point de vue, n'a pas de sens, entre ce qu'on appelle le travail intellectuel et le travail manuel. Quand on est au lycée professionnel, on fait les deux. L'élève apprend aussi bien à faire du français pour approfondir ses connaissances et sa culture, comme il apprend à exercer une activité professionnelle, un métier : savoir souder, savoir réparer une machine, savoir aider des personnes, etc. Si on prend l'exemple des métiers du tertiaire - qui sont les plus nombreux aujourd'hui à être préparés en lycée professionnel - on fait abstraction des distinctions entre l'enseignement général, donc tout ce qui est abstrait ; et ce qui est concret et historique.
Il y a aussi qu'en général, quand les médias parlent de lycée professionnel, c'est de façon souvent malheureusement négative. Ils considèrent que les vrais enjeux de la réussite scolaire, c'est la voie générale, alors que dans la voie professionnelle, il y a peu d'enjeux. Je vais vous donner un exemple qui illustre cette réalité. Quand, il y a quelques années, le ministère avait souhaité ramener l'épreuve de baccalauréat en première plutôt qu'en terminale scientifique, ça a fait beaucoup plus de bruit que lorsqu'on est passé du bac professionnel préparé en quatre ans, à trois ans. C'est passé presque comme une lettre à la poste. Personne n'avait réagi, en tout cas au niveau des médias.
Par conséquent, une des raisons qui conduisent et qui expliquent la dévalorisation du lycée professionnel, c'est la méconnaissance, tout simplement : on vit sur des représentations. Il faut aller voir ce qui s'y passe, aller voir des enseignants, des équipes, des gens impliqués qui font réussir les élèves - et d'ailleurs pour lesquels le lycée professionnel constitue bien une planche de salut, c'est-à-dire une institution qui leur donne une chance de se remobiliser. Et combien d'élèves ont réussi grâce au lycée professionnel ? Il faut quand même le rappeler !
A.J. : C'est un peu difficile d'y répondre directement. On n'a pas forcément des spécificités tranchées avec les élèves de la voie générale et technologique, parce qu'on parle du lycée général et technologique. En revanche, puisque souvent c'est la question qui se pose concernant l'entrée en lycée professionnel, il est clair que l'orientation est centrée sur des spécialités, sur des métiers, par rapport aux élèves de la voie générale. La grande différence se situe donc dans la nécessité de choisir, et de choisir très tôt. Choisir une formation professionnelle, c'est s'engager dans des champs professionnels, dans des métiers. Dans l'absolu, la question de l'orientation se pose parce que quand on a 15 ans, choisir un métier, c'est peut-être un peu tôt.
Toute la subtilité qui va accompagner l'entrée dans le lycée professionnel, c'est comment on accompagne ces élèves, non seulement pour préparer l'orientation vers le lycée, mais une fois qu'ils y sont. Qu'est-ce qui est mis en place pour les accueillir et les accompagner ?
De ce point de vue, mes enquêtes mes observations de terrain m'ont amené à réviser un certain nombre de préjugés. Par exemple, l'idée que choisir son orientation ou ne pas la choisir a des effets sur la réussite scolaire n'est pas toujours vérifiée. Nous avons des élèves qui n'ont pas choisi leur orientation qui réussissent, et nous avons inversement des élèves qui ont choisi et qui sont en difficulté, voire décrocheurs.
Donc la question, ce n'est pas seulement l'orientation, c'est comment les élèves maîtrisent leur scolarité, comment ils peuvent se mettre en projet. C'est ce qui permet aussi de faire réussir les élèves en lycée professionnel. Contrairement à l'idée reçue qui consiste à dire "finalement, ils n'ont pas choisi leur orientation, du coup, ils sont en échec". Le tableau est beaucoup plus nuancé.
A.J. : Pourquoi j'en suis arrivé à défendre les lycées professionnels et considérer que c'est un lieu d'émancipation ? Parce que je me suis aperçu que les élèves accueillis en LP sont majoritairement issus de milieux modestes. Pas tous, mais majoritairement. Et même quand on est issu d'une même famille, on peut être scolarisé en lycée professionnel sans connaître la même trajectoire scolaire.
Le devenir des élèves ne dépend pas simplement de l'origine sociale. Il dépend aussi des modalités d'accueil et d'accompagnement des élèves. Par exemple, quand on fait des enquêtes sur le décrochage scolaire, on s'aperçoit qu'il est plus important dans certains établissements que d'autres, alors qu'ils accueillent à peu près les mêmes publics. Donc, on est obligé de faire l'hypothèse que c'est aussi de la manière dont les élèves sont accueillis, accompagnés, formés, évalués que dépend leur scolarité.
Ce que j'observe, c'est que le lycée professionnel a contribué à la démocratisation scolaire. Nous avons aujourd'hui 3 bacheliers sur 10 qui sont issus du lycée professionnel, 5 sur 10 des filières générales et 2 sur 10 des filières technologiques. On constate aussi une autre évolution par rapport à il y a deux décennies : majoritairement, les élèves titulaires d'un bac professionnel, ou même d'un CAP, souhaitent poursuivre des études - y compris parfois lorsqu'il y a de l'emploi. Donc ça veut dire qu'il y a quelque chose qui se joue dans les apprentissages, qui autorise les élèves à dire "je veux aller plus loin". Ici, l'émancipation, c'est le fait de sortir des déterminismes ou de s'en sortir sur le plan juridique. Quand on dit s'émanciper, c'est sortir de son état de minorité, là, c'est sortir de son état d'enfermement lié à une origine sociale, et dire "je peux aussi, comme les autres, poursuivre des études et je veux vous donner l'exemple".
J'ai interrogé des bacheliers professionnels en BTS qui m'ont dit : "Si on veut poursuivre des études, ce n'est pas uniquement parce qu'on veut avoir des diplômes plus élevés, pour avoir de meilleurs statuts professionnels quand on rentre dans la vie active. On veut poursuivre des études parce que ça nous permet de vivre une vie comme les autres étudiants qui, eux, s'inscrivent à la faculté ou en BTS, issus des filières générales."
Donc, ça veut dire que ça leur donne confiance. Et pour moi, la confiance, elle, ne peut pas être effective sans tenir compte des apprentissages scolaires réussis et professionnels. Je crois que le lycée professionnel joue ce rôle-là. C'est important d'aller voir ce qu'il s'y passe, pour montrer qu'il y a des élèves qui se réalisent : j'en ai vu et j'en vois régulièrement, ce qui vient contraster avec cette image misérabiliste qui colle un peu au lycée professionnel.
A.J. : La collaboration de l'équipe pédagogique est importante pour donner du sens au savoir, pour faire en sorte que les élèves mettent des liens entre les différents contenus. En général, quand on enquête auprès des élèves, on s'aperçoit qu'ils opposent et distinguent l'enseignement général de l'enseignement professionnel. Faire du français n'a rien à voir avec faire de la mécanique. On ne voit pas forcément le lien avec le service et l'aide à la personne ou la comptabilité ou la gestion. Un des enjeux majeurs du travail en équipe, c'est de mettre en dialogue les savoirs : lorsque je fais du français, j'apprends aussi des éléments de langue ou culturels, qui peuvent être parfaitement compatibles avec l'activité. Le travail sur un métier à travers son histoire, son contexte, sa géographie, c'est un élément important, qui renvoie à l'une des particularités des professeurs de lycée professionnel et notamment de l'enseignement général : c'est qu'ils sont presque polyvalents. Ils enseignent deux, voire trois disciplines, ce qui n'est pas anodin pour justement donner du sens au savoir.
Il n'y a pas de terrain plus propice pour le travail en équipe que le lycée professionnel.
La vertu du travail en équipe, en lycée professionnel, c'est que ça permet également de repérer des fragilités d'élèves. Combien d'élèves sont par exemple bons dans l'enseignement professionnel et technologique, et plus en difficulté dans l'enseignement général ? Travailler en équipe, ça permet aussi de donner du sens à la formation et de faire partager aux enseignants une préoccupation autour de la réussite des élèves. Ce n'est pas par hasard que la réforme 2019 met en place la co-intervention. C'est une manière de rapprocher les enseignants et ceux qui travaillent en équipe. Il y avait auparavant ce qu'on appelait les projets pluridisciplinaires à caractère professionnel ou d'enseignement général et la spécialité, qui étaient des façons de fédérer des collectifs.
Ce que je constate, et qu'on constate d'un point de vue statistique aussi, c'est qu'en général, le travail en équipe est beaucoup plus développé en lycée professionnel qu'ailleurs. Je pense que ce n'est pas par hasard. Une des préoccupations qu'ont les enseignants et les établissements professionnels, c'est prévenir et lutter contre le décrochage. Vous avez des élèves qui s'absentent de façon sélective dans certaines matières et sont présents dans d'autres. Travailler en équipe, ça permet de repérer ces moments d'absentéisme, qui peuvent aussi conduire au décrochage, ou à des ruptures scolaires.
A.J. : D'abord, il n'y a pas une seule posture. Il peut y en avoir plusieurs, et c'est d'ailleurs tout l'intérêt du métier d'enseignant : on sait qu'il n'y a pas une seule manière d'être au métier. En revanche, il y a un certain nombre d'éléments qui sont caractéristiques du lycée professionnel. D'abord, il y a une dimension éducative et relationnelle fondamentale. Ce qu'on constate, c'est que les élèves de milieux populaires sont majoritaires dans les lycées professionnels. Et ce n'est pas par hasard qu'ils ont tendance à surestimer la qualité de la relation au professeur. Je résumerais cela par la chose suivante : j'entre dans les activités, j'entre dans les apprentissages en tant qu'élève, selon la nature de la relation avec le professeur. S'il manifeste une certaine estime à mon égard, je vais peut-être m'engager dans les apprentissages. C'est une réalité qui est presque un invariant dans les lycées professionnels : la qualité de la relation. Or, cette qualité repose aussi sur la prise de conscience qu'ont les enseignants, et je le vois beaucoup chez les professeurs de lycées professionnels.
Je vois la prise de conscience de ce que l'école apporte. Beaucoup considèrent que grâce au lycée professionnel, on peut sauver des élèves, on peut les motiver, les faire grandir. Et je vois des élèves qui se transforment au fur et à mesure, parce qu'on apporte une attention à ces publics, on interroge ces pratiques professionnelles. Je reprends l'expression d'un prof de lettres et histoire qui m'a dit : "Je me suis aperçu au bout de plusieurs années que moi non plus, je n'enseignais pas simplement des savoirs. J'enseigne aussi ce que je suis, et quand on y réfléchit, ça veut dire la qualité de la relation."
Prendre la main, manifester une attention aux élèves, ne pas être dans une sorte de sympathie ou de démagogie, c'est comprendre quels sont les besoins de mes élèves en termes d'apprentissage, de rapport à l'erreur et d'encouragement pour pouvoir les motiver. Et ça donne des résultats très intéressants.
Les professeurs de lycée professionnel sont un exemple de ce qu'on pourrait mettre en place pour motiver des publics qui sont parfois fâchés avec l'École. On les motive parce qu'on leur donne confiance : on crée des situations dans lesquelles les élèves exercent une emprise sur les apprentissages. Beaucoup d'élèves étaient en difficulté d'enseignement général au collège, et ils retrouvent une certaine confiance, réussissent, vont plus loin. Ce n'est pas par hasard que nous avons des élèves qui, quand ils préparent le bac, souhaitent poursuivre des études : c'est aussi parce que la réussite ouvre les élèves sur des projets.
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Merci Muriel pour la restitution de cet entretien.
Merci pour cet entretien et aussi de ne pas oublier le lycée Pro